
L’engagement était pris depuis la Martinique, le Stern porterait nos vélos dans sa câle jusque sur le continent américain à condition de rester pour le canal de Panama. Loin de savoir dans quelle aventure nous nous embarquions, nous imaginions ce passage telle une formalité parsemée de quelques écluses – balivernes !
Le ton est donné à la Marina Shelter Bay. Déjà le nom sonne en contradiction. Malgré un accueil vraiment sympathique de l’équipe du port, seuls les palmiers, cocotiers et gommiers rouges de la jungle nous rappellent que nous sommes au Panama. La marina est entouré d’une base militaire dont les autres navigateurs nous déconseillent fortement de quitter sous risque d’être volé, kidnappé ou dévoré par les jaguars, tigres et pumas. Aucun n’a jamais quitté la base. Ils sont certainement très au courant.
L’organisation avec les agents du Canal est stricte et contribue aux sueurs tropicales. Nous aurons besoin de deux teneurs de lignes et d’un conseillé-pilote à bord à qui nous devons offrir les repas et bien s’assurer du fonctionnement des toilettes, salle de bains et eaux courantes – tout ce que le Stern n’a pas. Agents et navigateurs, restent bouche-b quand on leur explique qu’on balcone en pleine mer jour ou nuit – à l’ancienne.
On sera programmé pour le 11 juin, 5 jours après notre arrivée. Alors, on patiente, on s’équipe, inspections du Stern par les agents du Canal, Gilles chiffre le passage, et ça pique, environ 2600 euros. Veille d’anniversaire de notre Gillou, on décide de vérifier la légende du tigre local en traversant la jungle. Ni puma, ni jaguar, nous passons une magnifique après-midi dans un autre univers, papillons morpho, singes, dauphins sur la côte.
Jour J, 13h les agents du canal montent à bord et on rejoint le point d’ancrage au moteur (interdiction des voiles). 14h30 standby au point de rendez-vous, on attend la pilote qui devrait embarquer en sautant pont à pont depuis un navire spécial du canal. Le Stern n’est pas au mouillage, on dérive doucement, un peu trop. Sans grand fracas, on se sent tous un peu secoué, comme balloté. Steve et moi avons un grand point d’interrogation au-dessus de la tête. Gilles, lui, a déjà compris son erreur, on est échoué ! Tout s’accélère, Gilles argumente dans tous les sens, donnant ordres de se placer en contrepoids pour déloger la quille du sable, moteur à fond, hisser le génois. Rien n’y fait on s’enfonce dans le sable. Les têtes des agents à bord ne laissent rien présager de rassurant. Le chrono tourne et il semble que la pilote arrive. Je saute sur la VHF dans un espagnol médiocre j’appelle à l’aide. Pas de réponse, je répète toutes les 2 minutes, rien pas de retour. Les 2 agents angoissés me tendent leur portable, le patron de l’agence : “on annule tout ! on annule tout ! vous devez repayer”. Gilles s’égosille pour sortir son bateau de là à temps et ne peut pas entendre que c’est foutu. Je sors là tête du cockpit, au nord un zodiac arrive pleine bale c’est la capitainerie de Shelter bay, au sud un navire officiel du Canal nous fonce dessus. Les deux ralentissent, on explique notre situation, les agents avec nous essayent d’annuler le transit sans nous parler. Un homme sort du navire officiel, uniforme, cravate, il s’adresse à nous avec calme: – Qui est le capitaine du voilier ? Lui, c’est le capitaine du Port du Canal de Panama.
En quelques minutes le voilier est tracté sur 200 m, la pilote monte à bord et le capitaine nous reprogramme pour le soir. On fait “profile-bas” et on trace directions les écluses. La pilote nous explique que notre zone d’échouage aurait dû être à 8m de fond mais les navires qui draguent le canal ont certainement repoussé des excédents. Le port est en parti responsable et nous aussi en étant à un mille du point de rendez vous. Euphorie à bord, on va y arriver, on passe sous le Pont de l’Atlantique, et on s’organise face aux écluses avec 2 autres voiliers : Blue Bonnet Sabot (amis français) et Elma (Danois).
Notre petit Stern et ces acolytes entrent aux moteurs entre ces falaises de bétons. Agitation des hommes à quai, coups de sifflets, brouhahas mécaniques, l’immense portail blindé se referme derrière nous. Maintenu en position par 4 boutes de 50m qui disparaissent en haut des paroies, l’eau monte, les remous nous entourent. Trois écluses de 10 m chacune nous acheminent dans le Lac Gatun de nuit, ambiance forêt tropicale avec porte conteneur à 50 mètres.

Le lendemain, rebelotte. Moteur à donf, écluse seul face à un monstre en guise de cargo, boute tendu (nous aussi) et le pacifique se devoile sous des trombes d’eau, éclaires violets en stromboscopes et une tempête digne de la Patagonie.
Une chose est sûre la prochaine fois, autant passer par le Cap Horn !
